Primé en février par le magazine anglais ‘’African
Leadership Magazine’’ comme personnalité de l’année, en Afrique du Sud,
Ismaël Cissé explique, dans cet entretien, l’impact de la pandémie du
Covid-19 sur les marchés financiers.
Comment pouvons-nous mesurer l’impact du Covid-19 sur l’économie mondiale et singulièrement sur celle de l’Afrique de l’Ouest ?
En raison de l’ampleur de la pandémie (4,5 millions de cas dont
plus de 3 millions de cas actifs) et surtout de la rapidité d’expansion
du virus, nous avons assisté depuis le début
de l’année
à un confinement progressif des économies à l’échelle mondiale. Ceci a
un impact direct sur les échanges et le commerce international et par
conséquent nous laisse entrevoir un impact économique énorme avec une
baisse du Pib mondial de 7% au cours du premier trimestre 2020 et de 3%
sur l’année 2020 selon certains experts, soit trois fois plus que lors
que la crise financière mondiale de 2008. Selon la Banque mondiale, la
croissance de l’Afrique subsaharienne devrait se rétracter fortement
entre 2019 et 2020, passant de + 2,4 % à -5,1 %, plongeant la région
dans sa première récession depuis plus de 25 ans. Les pertes de
production liées à la pandémie du Covid-19 sont estimées entre 37 et 79
milliards de dollars en 2020, sous l’effet conjugué de plusieurs
facteurs : la désorganisation des échanges et des chaînes de valeur qui
pénalise les exportateurs de produits de base et les pays fortement
intégrés dans les filières mondiales ; la réduction des flux de
financement étrangers (transferts de fonds des migrants, recettes
touristiques, investissements directs étrangers, aide étrangère) et la
fuite des capitaux ; l’impact direct de la pandémie sur les systèmes de
santé ; et les perturbations consécutives aux mesures de confinement et à
la réaction de la population. Les pays africains sont aussi
significativement impactés par la chute des cours des matières premières
dont notamment, le pétrole dont le cours a chuté de près de 54% au
cours des trois derniers mois et qui affecte tant directement
qu’indirectement nos économies. Un autre enjeu au niveau de l’Afrique
est lié à la fragilité de notre tissu entrepreneurial encore
majoritairement informel et qui n’est pas outillé tant financièrement
qu’opérationnellement à être perturbé par des chocs de cette nature.
L’impact réel sur l’économie reste incertain et dépendra de la rapidité
du retour à la normalité
Comment cet impact se fait-il ressentir au niveau des marchés financiers ?Analysons
d’abord globalement. Le Covid-19 a entraîné depuis le début de l’année,
une chute des marchés financiers globalement de plus de 16,000
milliards de dollars US soit près de 120 fois le Pib de la zone Uemoa.
Une chute logique eu égard à la montée du pessimisme des investisseurs
en lien avec les perspectives économiques à court et moyen termes.
L’indice MSCI World (mesurant
la performance des marchés boursiers des pays économiquement développés) a
connu une chute de 21,44% au premier trimestre 2020 après une hausse de
plus 25% sur l’année 2019. 30 pays ont constaté une chute de plus de
20% dont notamment, la Russie et l’Australie avec plus de 30%, les
États-Unis 19% et les UK 26%. Tous les principaux indices européens sont
dans le rouge de plus de 25%. Maintenant concernant la région Afrique.
Au niveau de la région, nos principales places boursières ont enregistré
des fortes régressions de leurs indices (les bourses d’Afrique du Sud,
du Nigéria, de Casablanca et d’Égypte ont toutes chuté de plus d’environ
20%). Paradoxalement, le marché financier sous-régional (la Brvm qui
regroupe les huit pays de l’Uemoa) se porte relativement bien. En effet,
les indicateurs techniques du premier trimestre 2020, comparés à ceux
de la même période l’année dernière, sont en hausse. Il en est de même
pour les titres échangés en volume et en valeur. Ce facteur est
notamment dû à un certain manque d’efficience informationnelle au niveau
de la Brvm et que l’évolution du marché n’est pas directement corrélée à
l’évolution des Pib de la zone. Toutefois, nous devons nous préparer à
des chutes au cours des prochains mois au fur et à mesure que les
entreprises ajusteront leurs prévisions en lien avec l’impact du
Covid-19. Nous devrions donc assister à une aversion au risque
grandissante au niveau des investisseurs qui occasionnera une chute des
cours qui pourrait créer des opportunités pour les investisseurs
avertis.
Quel rôle peuvent jouer les marchés financiers en réponse à la crise globale ?Nous
avons constaté des prises de positions fortes par nos institutions
financières régionales et internationales qui ont très rapidement mis en
place des fonds conséquents en vue d’endiguer l’impact de la crise sur
nos économies. La Bad a notamment mobilisé des obligations sociales à
hauteur de trois milliards de dollars sur les marchés financiers
internationaux, un record en ce qui concerne les obligations sociales.
L’opération a été un vaste succès avec des intentions de souscription
dépassant plus d’une fois et demi l’objectif de mobilisation, et cela en
un délai record. Des initiatives similaires ont été entreprises par
l’Ifc (International finance corporation) et Inter American Development
Bank avec un succès similaire. Ces « success stories » nous démontrent
le rôle des marchés financiers dans la mobilisation de ressources
financières au service de causes tant sociales qu’économiques. Notre
marché régional n’est pas en reste. Les Etats de l’Uemoa ont mis en
place un programme d’émission de titres publics de 846 milliards de F
Cfa depuis le 27 avril. Le succès des premières tranches émises laisse
anticiper un autre franc succès. Les marchés financiers ont donc un rôle
primordial à jouer pour la structuration d’opérations à même de
financer les projets à fort impact à même de minimiser l’impact
économique et social d’une telle crise. La Bceao a mis en place des
mesures pour stimuler la participation des investisseurs institutionnels
à des émissions de titres publics et privés en l’occurrence des
refinancements à des taux planchers.
Ne faudrait-il pas envisager une situation de surendettement en Afrique ?Excellente
question ! Tout d’abord il convient de remarquer que la situation de
l’endettement en Afrique est très contrastée avec une dette de moins de
40% du Pib en Afrique de l’Ouest et de près de 75% du Pib en Afrique du
Nord. Il est indéniable que les mesures citées précédemment ainsi que
les importantes lignes de financement accordées à des conditions
favorables par le Fmi et la Banque mondiale vont avoir un impact direct
sur le niveau d’endettement des pays africains et encore plus direct sur
la capacité des Etats à faire face au service de la dette dans un
contexte de baisse des recettes budgétaires et de croissance des
dépenses liées à la lutte contre le Covid-19. La baisse des revenus liés
à l’exportation du pétrole est estimée à 100 milliards de dollars en
2020 et l’augmentation des dépenses publiques en santé est, quant à
elle, estimée à 11 milliards de dollars sur le continent en 2020. Ainsi,
plusieurs Etats feront face à des risques de défaut sur leurs échéances
de remboursement des dettes souveraines. De ce fait, plusieurs chefs
d’Etat ont prôné soit des annulations de dette, soit des moratoires sur
le service de la dette publique bilatérale des pays africains afin de
libérer les ressources nécessaires. En effet, ce sont des mesures qui
peuvent s’avérer nécessaires à court terme pour certains Etats. Chaque
année, l’Afrique consacre plus de 365 milliards de dollars au
remboursement de sa dette. Des moratoires et annulations de dette
libéreront donc une manne financière conséquente et immédiate pour
permettre à l’Afrique de faire face à la pandémie et renouer avec la
croissance. Toutefois, ces mesures risquent de ternir l’image et la
qualité du crédit des pays de la zone telle que perçue par les bailleurs
de fonds internationaux. Les hausses de taux d’intérêt qui en
résulteraient pourraient par la suite être préjudiciables pour la
croissance de nos Etats sur le moyen terme. Je suis d’avis qu’une
solution durable est un endettement responsable idéalement en ressources
à des taux concessionnels.
Quel est l’état des lieux du marché de la Banque d’affaires et des opérations de levée de fonds ?Nous
assistons non seulement à un ralentissement des investissements directs
étrangers mais aussi à une fuite des capitaux sans précédent. En effet,
les indicateurs du Fmi démontrent que 83 milliards de dollars ont déjà
été retirés des marchés émergents par les investisseurs depuis le début
de la crise. L’évolution des transactions de levée de fonds et de
fusions, et acquisitions est directement liée aux perspectives
économiques des entreprises de la zone et sera très certainement
impactée négativement par l’incertitude causée par le Covid-19. En
effet, les institutions de financement sont moins susceptibles
d’accorder des financements à des entreprises dont les perspectives
économiques sont difficiles à anticiper. Après une année 2019 record qui
a vu plus de 1,3 milliard d’investissement par les fonds
d’investissement en plus de 400 transactions, nous sommes très
pessimistes en ce qui concerne nos anticipations pour l’année 2020.
Certains secteurs sont plus impactés que d’autres dont notamment les
infrastructures, le trading et le tourisme. En contrepartie, certains
secteurs tels que la santé et les services publics ont un besoin
grandissant en financements dans la mise en place de plans d’urgence
pour faire face à la pandémie. Ce qui offre des opportunités de levées
de fonds pour les banques d’affaires qui sauront identifier les projets
prioritaires et mettront en place des stratégies rapides et efficaces
pour la mobilisation des ressources. A moyen terme, lors de la reprise,
nous pourrons toutefois observer une forte augmentation des transactions
de fusions acquisitions liée à une vague de restructurations et de
consolidations d’entreprises affaiblies par la conjoncture mondiale,
dont notamment dans le secteur financier ou plusieurs banques et
institutions financières devront se recapitaliser pour faire face à la
détérioration de leur portefeuille.
Selon vous, quelles dispositions devraient être prises pour accélérer la reprise suite à cette crise ? Tout
d’abord il faudra soutenir le système bancaire en renforçant la
liquidité des banques et la mise en place de schémas de refinancements
qui leur permettront de rallonger les échéances et restructurer les
lignes de financement accordées aux entreprises en difficultés. Il faut
aussi une contre-offensive économique sans précédent si nous voulons
éviter des dommages durables sur nos économies et notre filet social.
Certes, les investissements massifs en infrastructures permettront un
redémarrage de l’économie mais cela ne sera pas suffisant, il faudra
saisir cette occasion pour accélérer la transformation structurelle de
nos économies. Il nous faut aller vers la transformation massive de nos
matières premières, notamment en ce qui concerne l’agriculture en nous
assurant que les valeurs ajoutées générées impactent directement la base
de la population à commencer par les producteurs qui représentent plus
de 70% de notre population active. Il faut aussi saisir cette
opportunité pour accélérer l’opérationnalisation de la Zone de
libre-échange continentale africaine en stimulant les échanges intra
régionaux et en promouvant les chaînes de valeur intra africaines pour
augmenter la résilience de nos économies.
Quel rôle peuvent jouer les banques d’affaires comme Sirius Capital dans ce processus de relance ? C’est
à ce niveau que les banques d’affaires comme Sirius Capital doivent
plus que jamais jouer leur rôle en structurant des instruments
financiers qui vont permettre de faciliter l’accès au financement tant
aux acteurs publics que privés. Au niveau du secteur public, nous sommes
d’ores et déjà engagés auprès des Etats dans leurs efforts de
mobilisation de capitaux sur les marchés régionaux et internationaux
tant sur la forme d’emprunts obligataires que sur la forme de prêts
bilatéraux. Nous pouvons aussi citer par exemple les structurations de
type « blended finance » qui consistent en la mobilisation de capital
conjointement au niveau des institutions de développement et du secteur
privé, en nous appuyant sur les fonds mis à disposition par les
partenaires au développement pour limiter les risques liés aux
investissements à un niveau acceptable pour les bailleurs de fonds
privés. Ce type de financement pourra avoir un effet multiplicateur sur
les ressources allouées par les IFD (Institutions de Financement et de
Développement: Ndlr), et permettre de combler le déficit de financement à
court terme estimé à plusieurs centaines de milliards de dollars.